La Course en tête (1974) Joël Santoni - Eddy Merckx ou le sacerdoce du cycliste
- Elouan Berraud & Ruben Pujol
- 25 mai
- 3 min de lecture
La Course en tête (1974) Joël Santoni

Eddy Merckx ou le sacerdoce du cycliste
Il y a quelque chose de religieux dans La Course en tête. Pas seulement à cause de sa musique quasi liturgique ou de ses envolées orchestrales emphatiques, mais parce que Joël Santoni filme moins une carrière qu’un chemin de croix. Eddy Merckx n’est pas ici un simple champion : il est une figure sacrificielle, un corps offert à la gloire, à la douleur, à l’attente du monde entier. Un athlète en pleine passion.
Présenté à Cannes Classics dans une version restaurée, ce film de 1974 entend dépasser le cadre du documentaire sportif. Il ne s’ouvre pas avec fracas, mais s’installe lentement, presque douloureusement, dans son propre rythme. Il faut attendre près d’une heure avant que le film consente à entrouvrir une porte vers l’intimité de son sujet. Une heure d’efforts filmés, de visages muets, de paysages battus par la course. Ce dispositif austère a eu raison de plusieurs spectateurs dans la salle, dont certains ont quitté la projection. De notre côté, nous avons tenu bon, lutté même, pour entrer dans ce film exigeant, peu accessible à ceux qui, comme nous, ne sont pas familiers du milieu cycliste ni de la figure de Merckx.
Et pourtant, quelques choix formels méritent d’être soulignés. Celui, par exemple, de ne donner la parole qu’à une seule personne : sa femme. C’est à travers elle, et seulement elle, que la voix intime s’exprime. Une parole inquiète, pesante. Son père, qui est aussi l’entraîneur de Merckx, s’est gravement blessé en tombant de vélo, elle sait ce que coûte le dépassement de soi. Elle incarne cette tension entre l’amour et la peur, l’admiration et le rejet d’un monde qui broie les corps au nom de la victoire.
Merckx, lui, ne parle pas. Ou seulement en interview. Le reste du temps, il pédale, sue, gagne. La caméra épouse sa cadence, devient roue, muscle, souffle. Le film travaille trois régimes d’image : la pellicule 16mm du tournage, les archives télévisées en noir et blanc, et les photographies figées. Trois regards pour un même mythe, trois médiums pour ériger un champion en figure médiatique. Le nom de Merckx se confond avec les sponsors, les logos imprimés sur ses maillots et casquettes. Il devient une marque, un emblème. Un surhomme.
Mais ce n’est pas un film de propagande. Des fissures apparaissent. Comme ce gros plan qui a mesure qu’il zoome sur le visage du cycliste devient de plus en plus flou, par exemple, semble symboliser l’échec du film à vraiment atteindre sa psyché. L’homme reste inaccessible, même aux images. Et c’est peut-être là que La Course en tête touche juste. Dans cet aveu de limites. Il ne s’agit pas seulement d’exalter le sportif, mais de montrer à quel point il est seul. Tous les regards sont braqués sur lui, et pourtant personne ne partage sa course. Il est au sommet de son art, mais ce sommet est désert.
La narration, elle, peine à se structurer. Elle saute, digresse, revient sans prévenir. L’enfer de la course, peut-être, reproduit par le montage lui-même. Et malgré cette désorientation, une vérité émerge : celle de l’effort. Celle du sport comme lieu de souffrance, de beauté, de sacrifice. Chaque tentative de record devient une offrande. Chaque veine gonflée, chaque goutte de sueur, chaque souffle haletant dit l’obsession de la réussite. Merckx ne court pas pour le plaisir. Il court parce qu’il le faut.
La Course en tête n’est pas un film pour tout le monde. Son esthétisme rigide, son refus du spectaculaire, son absence d’accroche narrative, tout cela en fait une œuvre exigeante, presque fermée. Mais dans cette austérité, il parvient parfois à toucher une forme de vérité. Ce qu’il reste une fois les caméras éteintes. L’après. Le vide. La solitude du champion.
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