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Magirama : La dernière expérimentation d'Abel Gance

Magirama - La dernière expérimentation d'Abel Gance


Magirama, Abel Gance et Nelly Kaplan (1956)


L’année dernière une version restaurée du mythique Napoléon vu par Abel Gance (1927) était projetée à Cannes Classics. La dernière partie du film utilise la technologie du Polyvision afin de projeter le film sur 3 écrans grâce à 3 projecteurs synchronisés. Cette année, cette technique est une nouvelle fois mise sur le devant de la scène grâce à Magirama d’Abel Gance et Nelly Kaplan. Cette œuvre unique se compose d’abord de 3 courts métrages expérimentaux, s'éloignant de la narration classique, puis d’une version remontée de J’accuse (1919) d’environ une heure. Il faut noter que la technologie titanesque du Polyvision n’a jamais pu être totalement mise en œuvre selon les désirs de Gance : à Cannes Classics, par exemple, les trois images étaient réunies sur un seul écran, projetées par un unique projecteur. Une tentative de recréation, certes, mais qui amoindrit la puissance originelle de l’expérience.

Nous allons d’abord nous intéresser aux 3 premiers court-métrages présentés : Auprès de ma blonde, Fête foraine et Château de Nuages. On pourrait croire que ce ne sont que de simples terrains d’expérimentation, un prélude à la nouvelle version de J’accuse, une œuvre plus explicite, au message politique affirmé. Pourtant, ces films constituent bien plus qu’un brouillon. Ils s’inscrivent pleinement dans une démarche avant-gardiste, entre cinéma expérimental et art surréaliste, au point d’avoir été salués par André Breton lui-même.

L’utilisation des trois écrans n’est pas qu’un gadget spectaculaire. Elle bouleverse notre manière d’expérimenter le cinéma. Le spectateur est confronté à 3x24 images par seconde, dépassant sa capacité naturelle de perception. Il en résulte une saturation sensorielle qui agit directement sur l’inconscient. L’image triplée devient alors une sorte d’orchestre produisant une polyphonie visuelle, dans lequel chaque écran joue sa propre mélodie. Par moments, ces mélodies s’accordent ; à d’autres, elles se contredisent, s’entrechoquent, et le film bascule dans une cacophonie maîtrisée, un vertige sensoriel qui fait perdre au spectateur tout repère narratif ou spatial.

Le premier court métrage, Auprès de ma blonde, conserve encore quelques liens avec la narration. Il utilise les trois écrans pour créer des effets de split screen, ou pour isoler des éléments colorés. Le langage visuel reste lisible, même si déjà, des effets de symétrie, de juxtaposition, de dédoublement et de surimpression amorcent une déconstruction du récit.

Avec Fête foraine, la rupture est nette. Le récit disparaît au profit d’un kaléidoscope de sensations. Les images s’enchaînent en boucles, les manèges tournent sans fin, les visages sourient, se figent, puis se dissolvent dans des superpositions folles. C’est un retour à l’essence même de l’attraction, au plaisir enfantin de l’émerveillement. La fête foraine devient une métaphore du cinéma lui-même : un lieu d’illusions, de mouvements, d’ivresse visuelle.

Enfin, Château de nuages pousse l’abstraction à son paroxysme. Ici, plus aucun repère narratif : le film est une étude poétique des éléments. Les seuls « personnages » sont les nuages, filmés en accéléré ou au ralenti, animés par un vent invisible. Par cette approche, Gance et Kaplan renouent avec les théories de Jean Epstein, pour qui le montage révélait les mystères du monde, et où les éléments (eau, vent, lumière) possédaient une force dramatique propre. Les nuages deviennent des vagues, le temps se dilate ou s’accélère, et c’est tout un imaginaire marin, cosmique, presque métaphysique, qui surgit de l’image. Château de nuages est une véritable mer de songes, un poème visuel sans mots, une expérience méditative.

Avec les trois premiers courts-métrages de Magirama, Gance et Kaplan inventent un langage nouveau, débarrassé des conventions de la narration et de la linéarité. Le spectateur n’est plus guidé, il est immergé, livré à ses propres associations d’idées et à ses sensations. Cette œuvre pionnière interroge autant le pouvoir des images que leur limite. Elle propose un cinéma du ressenti, du subconscient, du chaos organisé. Et elle résonne encore aujourd’hui, à l’heure où les expériences immersives cherchent à redéfinir notre rapport à l’image. 



Après trois premiers courts-métrages où le Polyvision semblait encore relever de l’expérimentation ludique, Magirama prend soudain une ampleur radicalement différente. Le projet se conclut par une reprise monumentale de J’accuse. À l’origine, ce film antimilitariste d’Abel Gance fut tourné en 1919 dans l’urgence de l’après-guerre, puis entièrement repensé et retourné en 1938 à la veille d’un nouveau conflit. Il y raconte l’histoire de Jean Diaz, poète pacifiste revenu du front, hanté par les morts qui l’entourent et décidé à faire entendre leur voix pour empêcher une nouvelle boucherie. Dans Magirama, ce cri ancien est réactualisé et propulsé dans une autre dimension par l’usage massif du triple écran et des surimpressions.

Cette fois, il ne s’agit plus seulement de jouer. La Polyvision n’est plus ici une expérimentation formelle mais un véritable dispositif de mise en scène, à la fois narratif, émotionnel et créateur d'un discours nouveau. Lors des séquences de guerre, le film bascule dans une abstraction de cauchemar. Flammes, foules en fuite, soldats hagards, silhouettes spectrales, le tout monté par surimpressions multiples, allant ainsi parfois jusqu’à trois ou quatre couches d’images qui se chevauchent, se fondent, se répondent, ou à l'inverse, se contredisent. Chaque cadre est en soi déjà un champ de bataille, et le triple écran vient redoubler cette sensation de chaos, la dilater jusqu’à l’insoutenable dans une démarche d'immersion totale.

Ce dispositif permet également à Gance de montrer une image et son contrepoint, sa face cachée, réunies simultanément sur le même écran. Par exemple, au moment de l’armistice, alors que des foules en liesse célèbrent la fin du conflit, Gance juxtapose simultanément des images de cadavres, de membres épars, de gueules cassées. La Marseillaise est chantée par des soldats avançant vers la mort, résonnant comme un chant sacrificiel. Victoire ? Joie ? Le montage nie d’un revers l’émotion attendue. Entre la joie d’un peuple fêtant la fin de la guerre et les restes de ceux qui en sont morts, tout devient ambigu, contradictoire : une dissonance entre l’image et l’image. C’est ici que le Polyvision se révèle dans toute sa puissance : en créant du sens non plus par succession, mais par superposition. On pense forcément au « montage des attractions » théorisé par Eisenstein quelques années plus tôt, ce choc des images destiné à provoquer une réaction émotionnelle ou intellectuelle instantanée. Sauf qu’ici, l’attraction ne se déploie plus dans le temps, elle explose dans l’espace. Elle déborde l'écran comme elle déborde l’œil.

Mais Gance et Kaplan ne se limitent pas à la simultanéité illustrative. Ils poussent le Polyvision vers une fragmentation encore plus audacieuse en montant parfois ses trois écrans de manière non synchronisée. L’image se dédouble, se tord, se diffracte. Trois angles d’un même événement, trois temps qui coexistent, trois chaos qui se percutent. Le spectateur perd ses repères temporels et spatiaux, pris dans un concert visuel contrôlé qui renforce le sentiment de guerre comme chaos pur. Cette désynchronisation, loin d’être un effet de style gratuit, devient un geste politique : la guerre ne s’organise pas, elle dissout.

Et puis il y a les morts. Ce cimetière filmé frontalement, démultiplié par trois, donne le vertige. Il n’y a plus d’échappatoire, la mort est partout, et en même temps. L’écran ne libère plus : il enferme. Dans les séquences d’éveil des morts, Gance anticipe un imaginaire qui deviendra celui des films de zombies. Les soldats morts sortant de terre, désarticulés, muets, avançant vers les vivants comme des reproches incarnés : on y lit déjà l’ombre des œuvres de Romero, mais aussi une puissance mythologique. Les morts ne reviennent pas pour tuer, mais pour prévenir, empêcher qu'une nouvelle guerre se reproduise.

Reste un regret : dans cette version Magirama de J'accuse, le dispositif de la Polyvision n’est pas exploité sur la totalité du film. Certaines scènes de dialogue, notamment, se contentent d’un unique écran central, laissant les deux autres éteints. Le contraste est parfois frustrant. Après l’ampleur épique et hallucinante de certaines séquences, revenir à une image unique donne le sentiment de retourner à une convention que le film avait pourtant si puissamment transgressée. Un défaut qui est néanmoins assez vite éclipsé suite à la scène finale, d'une maestria formelle extraordinaire.

J’accuse, dans sa version Magirama, n’est plus un simple pamphlet pacifiste. Il devient un aboutissement technique et poétique. Gance et Kaplan transcendent l'œuvre originale par le recours au dispositif du Polyvision. Ils font de l’écran un outil de démultiplication sensorielle, un vecteur de mémoire et un amplificateur de l’horreur. En combinant la surimpression, le montage simultané et l’espace panoramique, ils ouvrent une voie inédite à la représentation de la guerre, non plus comme narration mais comme vertige de la mort. Ce n’est plus l’image qui fait sens : c’est leur collision. Par l’hybridation de tous les moyens offerts par le cinéma, Abel Gance propulse son œuvre à son paroxysme.



par Ruben Pujol & Axel Bougouin

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