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Amours chiennes – Fantômes en vie

Dernière mise à jour : il y a 7 jours

Amours chiennes, Alejandro González Iñárritu (2000) Fantômes en vie




Présenté par Alejandro González Iñárritu et Gael García Bernal eux-mêmes, Amours chiennes revenait là où tout avait commencé : sur la Croisette, il y a vingt-cinq ans. Le film, alors auréolé du Grand Prix de la Semaine de la Critique, lançait la carrière aujourd'hui mondialement reconnue de son cinéaste. Un premier long-métrage coup de poing, nerveux, viscéral, tourné dans la langue natale du réalisateur, bien loin du style formel virtuose, quasi baroque, qui lui vaudra ses futurs Oscars avec Birdman et The Revenant. Ici, pas de longs plans-séquences chorégraphiés. Seulement la rugosité du monde, caméra à l’épaule, grain sale, et des personnages filmés au plus proche des visages.

Amours chiennes est un film sur les ruines. Celles des corps, des liens familiaux, des illusions, de l’amour – et, surtout, celles de la morale. Trois récits s’imbriquent autour d’un même point de collision : un accident de voiture brutal, qui lie malgré eux un adolescent des quartiers populaires, une top-model dans les beaux quartiers, et un ancien guérillero devenu clochard. Trois récits, trois enfers. Le scénario s’agence comme un puzzle : chaque segment dévoile une facette du drame, ses conséquences et ses racines profondes. Un procédé de narration chorale qu’Iñárritu réutilisera dans 21 grammes, à mon sens avec plus de maturité et de fluidité, mais surtout avec une issue plus explicitement funeste. Ici, les fragments s’emboîtent avec une volonté de montrer que tout est lié, que le mal circule d’un personnage à l’autre comme un poison lent. La mise en scène épouse cette logique : les cadres sont serrés jusqu’à l’étouffement, les transitions sont abruptes.

Et pourtant, ce chaos formel n’est jamais gratuit. Il épouse la noirceur fondamentale du film. Tout ici respire l’impasse. Le chien, omniprésent (et régulièrement malmené), n’est pas un simple motif mais un miroir de l’humain : battu, perdu, errant. Iñárritu filme une humanité livrée à elle-même, à ses instincts, à sa violence. Une humanité où l’amour – au cœur du titre – n’est jamais pur. L’amour filial devient jalousie, l’amour de couple se mue en trahison, l’amour du prochain vire au contrôle possessif. Et quand il reste une once de tendresse, elle est déjà contaminée.

Certain(e)s pourront légitimement reprocher au film son traitement des personnages féminins, souvent reléguées au rang de figures passives, supports du désespoir ou victimes collatérales. Le film échouerait sans doute au test de Bechdel. Mais peut-être cela tient-il moins à une négligence qu’à une misanthropie assumée. Les femmes, dans cet univers, ne sont pas moins bien traitées que les hommes – elles sont simplement prises au piège, tout autant. Le regard porté sur elles n’est pas tant sexiste que profondément désespéré. On ne sort pas vivant d’Amours chiennes. Pas vraiment. On y survit au mieux. Mutilé, brisé, amputé d’une partie de soi.




Dans ce paysage d’effondrement, El Chivo (le vieux révolutionnaire devenu tueur à gages) incarne peut-être la seule forme de conscience. Celle d’un homme qui a tout perdu, y compris ses illusions, et qui erre désormais dans un monde qui ne veut plus de lui. Sa trajectoire, ultime segment du film, donne à Amours chiennes une gravité nouvelle, où la ville, gigantesque monstre anonyme, est le seul personnage véritablement omniprésent, avalant chaque destin dans son béton.

« Je ne suis plus qu'un fantôme en vie », dit El Chivo. Et il n’y a peut-être pas de phrase qui résume mieux l’essence du film. Tous les personnages sont des spectres, errant entre ce qu’ils ont perdu et ce qu’ils ne pourront jamais atteindre. Les vivants sont déjà morts, condamnés à revivre sans fin leurs erreurs. Ce sont des fantômes en vie, condamnés à déambuler sans but, tels des chiens errants, au travers d’un monde dans lequel ils n’ont plus leur place. En vérité, ils ne l’ont même peut-être jamais vraiment eue. Même les rares instants d’espoir (la libération des chiens, la décision d’El Chivo de ne pas exécuter ses cibles) semblent dérisoires face à l’ampleur du gouffre.

Amours chiennes n’est pas un film aimable. C’est un film violent, désespéré, qui griffe plus qu’il ne caresse. Mais c’est aussi, paradoxalement, une œuvre profondément humaine. Parce qu’elle refuse le confort de la rédemption, parce qu’elle choisit d’ausculter l’âme sans anesthésie, parce qu’elle ose dire que parfois, vivre, c’est déjà être mort.




par Axel Bougouin

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