La Paga
- Samantha Moudiki
- 15 mai
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 mai
La Paga (1962) – Ciro Durán
Aux origines du cinéma social latino-américain

En 1962, un jeune cinéaste colombien exilé au Venezuela tourne un film coup de poing sur l’injustice sociale dans les campagnes latino-américaines. Ce film, c’est La Paga, premier moyen métrage de Ciro Durán, et l’un des moments clés méconnus mais essentiels du cinéma militant latino-américain. Tourné avec peu de moyens, mais beaucoup de conviction, le film s’inscrit dans un mouvement politique et cinématographique qui préfigure déjà les grands bouleversements esthétiques à venir dans le cinéma du continent.
Durán, marqué par le néoréalisme italien et surtout le cinéma soviétique des années 1920 (Eisenstein, Pudovkin, Kuleshov), choisit ici une approche brute, presque documentaire, pour raconter l’histoire d’un groupe de paysans exploités par de grands propriétaires terriens dans une zone rurale vénézuélienne. Le récit est simple, linéaire, presque symbolique : une critique directe d’un système féodal qui continue d’exister malgré les apparences de modernité.

La caméra de Durán ne cherche pas l’embellissement. Les plans sont secs, fonctionnels. Le montage, très influencé par la théorie des attractions de Kuleshov, crée des chocs visuels et émotionnels. L’usage d’acteurs non professionnels donne au film une authenticité rare, un ancrage fort dans le réel. L’émotion, elle, vient des regards, des silences. Ici, chaque geste est pesé, chaque image, un acte.
À sa sortie, le film La Paga suscite une vive réaction. Le film est rapidement qualifié de « subversif » par le gouvernement vénézuélien, qui y voit une attaque frontale contre l’ordre établi. Le film est censuré, interdit de diffusion, et même retiré de la sélection du Festival de Venise, où il devait représenter le Venezuela. Ce silence forcé l’enferme dans l’oubli pendant plusieurs décennies.
Le film La Paga son premier coup d’éclat, reste introuvable jusqu’à ce qu’une copie soit redécouverte dans les archives colombiennes au début des années 2020. Restauré avec soin, le film refait enfin surface et est projeté à nouveau, notamment au Festival de Carthagène.
Ce retour tardif permet aujourd’hui de réévaluer le film La Paga pour ce qu’il est : un manifeste cinématographique, une œuvre qui mêle engagement, mémoire et invention formelle. Il précède de peu l’émergence du Nuevo Cine Latinoamericano, et pourtant, il en porte déjà toutes les marques : dénonciation de l’injustice, usage du réel comme matériau esthétique, refus des formats narratifs dominants.
Le film ne se contente pas d’illustrer une situation d’oppression. Il construit une rhétorique visuelle de la résistance. Il fait le choix de l’ellipse, du hors-champ, de la suggestion pour pointer ce que les autorités cherchent à dissimuler. En ce sens, le film La Paga appartient à cette catégorie rare de films qui, tout en étant ancrés dans leur époque, continuent de résonner puissamment aujourd’hui.

Le film La Paga n’est pas qu’un témoignage : c’est un avertissement. En nous montrant des hommes et des femmes broyés par des systèmes d’exploitation invisibles mais omniprésents, Durán nous tend un miroir. Il nous rappelle que le cinéma n’est pas seulement un art de la représentation, mais aussi un instrument de transformation. Redécouvrir ce film aujourd’hui, c’est renouer avec une tradition de cinéma libre, politique, artisanale, et profondément humaine.
Cannes Classics accueille cette œuvre oubliée comme un acte de justice mémorielle. Il ne s’agit pas seulement de restaurer un film, mais de rendre sa voix à une mémoire collective, celle d’un continent en lutte. Le film La Paga n’est pas une relique du passé : c’est une étincelle qui ouvre des portes.
Samantha Moudiki
Samantha

Ecrit par Samantha MOUDIKI
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