Merlich* Merlusse ! Les 130 ans d’un Pagnol impérissable
- Djamel Fermigier-Dumortier & Téo Bayon
- 24 mai
- 3 min de lecture
Merlich* Merlusse ! Les 130 ans d’un Pagnol impérissable
130 ans.
130 ans que le cinéma est né. Le même âge que Marcel Pagnol, né en 1895 à Aubagne en périphérie marseillaise. C’est par cette comparaison que la présentation de la copie restaurée de Merlusse a été introduite pour cette séance unique de la sélection.
Merlusse, c'est l'un des films les plus méconnus de l'artiste Marcel Pagnol (à main levée, c’est à peine 10 personnes qui ont signalé l’avoir déjà vu avant Cannes), une oeuvre empreinte d'une patte réaliste et poétique indéniable, à l'instar de ses autres plus connues (La femme du boulanger, Manon des sources sans parler de ses livres et spectacles de théâtre). Dépoussiéré par les équipes de TransPerfect Media, le négatif original - point de départ courant pour les restaurations de films - contenait en effet champignons, éclats de couleur et résidus de gélatine : rendu illisible en est sortie une version restaurée magnifique qui honore la mémoire du réalisateur, écrivain-cinéaste majeur du XXe siècle.
Mais alors que signifie "Merlusse" ?
Dans le dictionnaire des régionalismes, une merlusse désigne un “poisson de mer de la famille des Gadidés, qui vit dans l’Atlantique Nord et l’océan Arctique d’où il émigre par bancs vers le sud pour frayer dans des eaux moins froides, et dont la chair est vendue fraîche”. Terme exclusivement sudiste (Provence, Occitanie), à mi-chemin entre injure sèche et sarcasme familier, il est attribué dans le film de Pagnol à un surveillant borgne, au visage renfermé. Agent de terreur pour les élèves, c’est l’école toute entière qui se rend peu à peu compte de la profonde humanité du personnage.

“Avec un physique pareil, pas besoin de punir.”
Comme un Elephant Man avant l’heure, le pion Merlusse essuie donc tour à tour les mauvais coups des enfants qu’il encadre, accumulant ainsi à la même vitesse toutes les raisons de rire de lui. Mais sous ses airs de comédie, le film de Pagnol trace une sérieuse et pertinente cartographie des a priori et des méfiances de l'être humain face à la différence et ce qui intrigue. Cette profondeur, mêlée à une mise à l’honneur des enfants esseulé·e·s et délaissé·e·s pendant les fêtes de Noël, invite à un attendrissement jamais forcé ni obligé, tout le temps sincère et bienvenu.
Pendant une courte heure et quart, Merlusse amoncelle aussi des souvenirs d’enfance et une énergie toute particulière. Celle de la cour de récréation comme confessionnal, du pas sourd et du cri d’élève dans le couloir, celle d’une administration nichée dans une salle aux allures princières, qui voit défiler des profils d’élèves en peine, et en rembarre autant qu’elle en chouchoute fadement, et celle enfin de la soif de vivre écolière, des bêtises malpropres aux railleries collégiales face à la cruauté des adultes.
À cette image très concrète pour le feu enfantin qui brûle en chacun·e de nous, se télescopent tous les sentiments et ressentiments d’une jeunesse au cœur battant, une espièglerie de tous les instants, une moquerie maladive et tendre, marquée par le tourment et l’incertitude. En cela, Merlusse prend la température d’une époque qui rappelle beaucoup la nôtre, et qui nous renseigne beaucoup sur une certaine idée de l’innocence ou encore de notre rapport au mensonge.

Merlusse représente l’essence du cinéma de Marcel Pagnol, une filmographie en plein cagnard, qui met en scène des micro-sociétés captivantes. Mais Guillaume Schiffman, restaurateur, parle de celui-ci comme un film qui sort du lot. C’est effectivement peu de le dire : Merlusse propose une vue totalement différente de l’imaginaire parisiano-centré et cliché, préférant une galerie visuelle et sonore où il n’y a, pour une fois, ni cigale ni soleil frappant, mais plutôt le silence de l’hiver et d'inquiétantes austérités, entre grincements âpres du mobilier en bois massif, courants d’air et claquements de portes.
Sa restauration modernise le film, certes, mais le ravive aussi comme un souvenir lointain. Chaque grain, chaque plan, chaque dialogue recèle sa substance vive et vivante, jamais empêchée, libre et identifiable, avec donc toute sa part universelle. Un simple récit de veillée de Noël, un peu social, un peu fabulé et comique séduira toujours. Et le Merlusse de Pagnol brille car il nous concerne autant qu’il nous émeut. Et car il nous emporte dans un ailleurs et un hier qui est en fait un nostalgique et percutant ici et maintenant.
* merlish : interjection, terme emprunté à l’arabe, signifiant “pas grave”, “ça ne fait rien”, expression particulièrement populaire à Marseille
Téo Bayon & Djamel Fermigier-Dumortier
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