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État d'urgence : Chronique des années de braise (1975)

Dernière mise à jour : 23 oct.

État d'urgence : Chronique des années de braise (1975)


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Trois semaines après Cannes, je trouve enfin l'énergie d'écrire sur le film qui m'a probablement le plus traversé du festival. Une fresque d'utilité publique, récit-fleuve de l'histoire algérienne au XXe siècle, qui s'ouvre sur la Seconde Guerre mondiale et se referme à l'année de l'indépendance du pays : 1962. Sorti il y a plus de 50 ans, le film de Mohammed Lakhdar-Amina, aujourd'hui restauré, avait triomphé dans la sélection officielle à Cannes, concourant aux côtés de Scorsese et Antonioni, face à un jury présidé par l'éclectique artiste Jeanne Moreau. C'est encore à ce jour la seule Palme d'or de tout le continent africain. 


Durée de trois heures oblige, le film est divisé en chapitres : chacun d’entre eux est consacré à une portion de l'histoire algérienne qui précède l'indépendance du pays. Ce choix, aussi exigeant soit-il, dit déjà beaucoup de la générosité (quoique risquée) du postulat, mais surtout d’une franche ambition : traiter d’une amplitude.


Lakhdar-Amina s’empare de cette amplitude pour raconter ce qui a fertilisé les insurrections dans les villes et les campagnes d'Algérie. Des femmes et des hommes qui ont fait de leur indignation un motif d’union civile marqué. En cela, son film ressemble assez vite à un acte de résistance. Une sorte d'explication sous forme d’hommage aussi, vide de tout moralisme, touchée par un naturalisme qui retranscrit avec un talent rare l’effervescence populaire et la grandeur de ces Algérien·ne·s opprimé·e·s par le pouvoir et les exactions coloniales. En plus d’être novateur en de nombreux aspects (format scope et rythme notamment), son film est pluriel, monumental, à l'image de la lutte d'une nation toute entière, libératrice, spirituelle et salutaire. 


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Cette amplitude se veut aussi thématique : sécheresse et crise, extrême pauvreté, exils et grandes traversées, statut de 1947, soulèvements ruraux et urbains, etc. 


Chronique des années de braise brasse un nombre stupéfiant de sujets et peut compter sur la richesse et la précision ciselée de ses dialogues. Le but de cette complétude ? Communiquer les angoisses, montrer les méthodes d'action, les stratégies, les cœurs affamés de victoire.

“Ils ont pris le Paradis et nous ont jeté en Enfer."

Pour le cinéaste, il s'agit ainsi d'illustrer l'infamie coloniale et étatique telle qu'elle a été et telle qu’elle demeure encore aujourd’hui. Mettre en scène cette barbarie ne peut pas se faire poliment et un œil neuf est indispensable. A cet effet, le film s’emploie à contrer le récit imposé par les puissants, un récit qui obstrue, efface, fait taire et tord l’histoire de ses doigts sales. En embrassant la nécessité mémorielle fondamentale de cette période, Lakhdar-Amina remet les pendules à l’heure et n’est pas là pour faire plaisir. Son narratif (et l'espace qu'il offre à ses personnages) est cru, multiple mais colle surtout à une réalité. Une réalité historique subtilisée et bafouée à l’envi depuis des décennies, mais une réalité qu’il faut donc marteler, prouver, humaniser, pour remplacer la pensée dominante empoisonnée.


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Par des plans d’ensemble somptueux, autant que par des vues serrées sur visage meurtri, le réalisateur rend justice de la plus belle des manières aux victimes agissantes d’un pays qui souffre, hurle et se démène. Dans de simples tableaux épargnés de personnages ou dans des séquences sans parole, se dégage une majesté vertigineuse, la même dont le film fait état dans des scènes contraires : foules, acclamations, cris désespérés et allégresses.


Mohammed Lakhdar-Amina nous prouve aussi qu'il aime ses personnages en les faisant rêver, en illuminant leur regard, les rendant tour à tour admirables, fédérateurs, blindés d’amertume autant que d’espoir


Mais soyons honnêtes. Son œuvre comporte aussi des séquences d’une insoutenable dureté. Successivement, le cinéaste nous met face à l’embrigadement des enfants, aux massacres, aux pleurs, au cataclysme sanitaire, à l’urgence mobilisatrice et l’éveil politique  déchiré.


Sans prétendre à une exhaustivité parasite, Lakhdar-Amina choisit de suivre le personnage d'Ahmed, paysan kabyle dont on voit croître et se préciser la conscience d’engagement au cours du film, cristallisant autour de lui l'idée que la révolte devient peu à peu révolution. Par cette vigoureuse variation sur la radicalisation et ses essences, l'œuvre gagne encore en portée philosophique, en pouvoir saisissant et en rigueur.

“Levez-vous ! Ne soyez plus tristes, le soleil va à nouveau briller !" "L'obscurité devra s'effacer et les chaînes se briser.”

Ahmed en appelle aux foules qu’il rencontre pour les inviter à éviter les conflits internes et à s'attaquer au bon ennemi : l'appareil colonial et oppressif franco-occidental. C’est là le cœur de toutes les questions du film : Comment organiser la résistance ? Comment maintenir ses aspirations dissidentes face à un opposant qui nous en dissuade ? Commenter gagner contre la peur, la menace et la tuerie ?


De travailleur passif à révolutionnaire actif, Ahmed symbolise d'abord la montée en puissance des colères civiles et les désillusions qui l'accompagnent, puis cette idée de répondre à la force par la force quand le dialogue posé ne suffit plus.


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Emprisonné, torturé et coupé du monde, la dimension psychologique de ce personnage impressionne par sa qualité d’écriture et par la puissance d’interprétation de l’acteur Yorgo Voyagis. En forme de récit initiatique, les étapes de sa vie se jumellent aux étapes de la libération de l’Algérie toute entière et démultiplient les horizons du film, d’une histoire individuelle à une chronologie collective bien plus vaste, qui ne laisse aucun détail au hasard et se livre à nous comme un acte d'instruction éloquent.


« Bénies soient les années de feu qui brillent pour l'éternité. »

Le film se clôt sur une tension. Espoir et délivrance ou parachèvement du Mal ? D'aucun·e·s trouveront cette fin tranchée, choisissant l'un de ces deux paradigmes comme conclusion décidée de l'histoire coloniale algérienne. Je n'y ai vu que du trouble et de l'entre-deux, une tranquillité atteinte autant qu’une horreur ineffaçable. Et non seulement cette ambivalence m’a semblé infiniment plus vraie et déchirante, mais nombre d'entre nous dans la salle n'avions plus que nos yeux pour pleurer.


Je me souviens alors sortir de la salle sans voix, seul, démuni et en même temps animé par l'action et la volonté brûlante, au milieu d'âmes inconnues qui me donnent l'impression d'être des proches. Nos pas sont calmes et lourds. Quelques minutes après cette unique projection du film à Cannes, des journaux annoncent la mort du réalisateur à Alger. Alors âgé de 91 ans, il aura passé sa vie à résister à la violence et au mensonge. Le cinéma est en deuil.


Les bouillonnants applaudissements et zagharits du public pendant tout le générique de son film me reviennent soudainement à l'esprit, tout comme le film en lui-même, et le constat sans appel qu'il amène sur la table. En plus d'en apprendre, de brusquer et de défier, le cinéma de Mohammed Lakhdar-Amina est révélateur et tracé comme une évidence. Et son écho douloureux risque de résonner encore très longtemps.


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Je pleure encore. Je pense à ce monde qui continue de hurler. Un peu partout. La lutte n'est pas et ne sera jamais vaine. Restons alertes. Restons vifs et vives. N'arrêtons pas de vibrer, de contester, de se battre. Faisons honneur à l'Histoire. Montrons l'exemple. Continuons de vaincre.


« Peuple français, tu as tout vu, oui tout vu de tes propres yeux. Tu as vu notre sang couler, tu as vu la police assommer les manifestants et les jeter dans la Seine. [...] Et maintenant vas-tu parler ? Et maintenant vas-tu te taire ?»


- extrait du poème "La gueule du loup" de Kateb Yacine (1961)




Djamel FERMIGIER-DUMORTIER




 
 
 

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