Madame Tung et l’empreinte du devoir

“Don’t fall asleep!” — C’est par ces mots que la réalisatrice Tang Shu Shuen conclut son discours de présentation de L’Arche, film réalisé en 1968 à Hong Kong. Pourtant, le public était loin de s’endormir devant cette œuvre : un film qui prend son temps, certes, mais qui laisse place au rire, au désarroi, à la joie, et à la frustration. Une œuvre qui foisonne de ressorts scénaristiques, tout en imposant une contemplation poétique. Le spectateur n’avait qu’à se laisser porter par le destin de trois femmes : Madame Tung, Szu-yun Chen, et Yu-kuan Chen.

Image issue du discours d'accueil de la projection, au milieu se trouve la réalisatrice Tang Shu Shuen

Trois femmes, trois générations, trois destins. Madame Tung, mère veuve de Szu-yun Chen, se voit offrir une arche par son village, en hommage à sa vie menée avec droiture. Une existence rude, stoïque. Alors, lorsque le capitaine Yang fait irruption dans sa vie, Madame Tung doit se contraindre à garder un visage impassible, malgré les sentiments qu’elle éprouve. À l’inverse, sa fille, Szu-yun Chen, saisit cette occasion pour s’émanciper, quitter le village et, surtout, ne pas finir comme sa mère. Elle aspire à une vie épicurienne. Elle convainc sa mère de la laisser partir ; sa grand-mère paternelle arrange le mariage quelque temps avant de mourir, laissant alors Madame Tung seule dans sa maison.

Des montagnes couvertes d’arbres, de la brume, des nuages, la mélodie d’une pipa qui rythme les images en noir et blanc. Plan après plan, lentement, nous nous rapprochons du village, puis de l’école où vivent les trois femmes. Car L’Arche est bien un film sur la condition féminine, sur les mœurs, sur les silences. Madame Tung se refuse à la passion pour ne pas heurter son entourage. Elle accepte le fardeau de la solitude malgré les tourments qu’il lui cause. À travers son visage de fer, le seul moyen de communication avec le public est le montage. Ce sont les superpositions d’images, les flous, les accélérations qui révèlent le malaise intérieur de Madame Tung. Le point culminant du film se manifeste par une succession de plans si rapides que l’image devient presque expérimentale, rendant toute identification impossible. Il ne reste qu’une accumulation de formes plastiques défilant comme un flux de pensée. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : nous pénétrons l’esprit de Madame Tung, son désespoir pudique. Le tout est porté par la pipa, dont le crescendo superposé à un accel­erando frénétique mène à une scène cathartique où Madame Tung égorge une poule, exutoire de tout ce qu’elle ne peut dire.

Car oui, elle a été incapable d’exprimer son amour au capitaine. Celui-ci la berçait de poèmes, tentant de s’adapter à sa pudeur, mais elle n’en fit rien. C’est seulement à travers un jeu de regards, subtilement mis en scène, que le spectateur perçoit l’ampleur des sentiments qui unissent les deux personnages.

Mais une question demeure. Madame Tung refuse-t-elle l'amour sous la pression sociale ou bien par fierté ? Souhaite-telle finalement plus que tout recevoir cette arche qui lui rendrai toute sa gloire, ce monument inscrivant sur terre la preuve qu'elle a accompli ce que la société attend d'une femme, sa passivité ? Comme le lui souligne sa fille dans un élan de colère, Madame Tung mène une “vie creuse”, qui est la seule vie que la société célèbre lorsqu'il s'agit d'une femme.

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