Slauson Rec - Le monstre face à son miroir
- Karim Roussel
- 18 mai
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 mai

Avoir la chance de découvrir un film en festival ne se limite pas à sa simple projection : tout ce qui entoure la séance est aussi constitutif de l’expérience. Pour la première du documentaire Slauson Rec, me voilà assis dans la salle Buñuel, à deux mètres du siège de Shia Labeouf, dont nous découvrons pendant 2h25 son monstrueux portrait de professeur de théâtre colérique, violent, égocentrique et manipulateur. L'antagoniste du récit est donc littéralement présent dans la séance, réagit avec nous, et reste jusqu’aux dernières secondes du film.
Le documentaire est le premier film de Leo Lewis O'Neill, ancien élève de Slauson Rec, l’école alternative de théâtre fondée par Shia Labeouf, à la suite d’une vidéo publiée sur Twitter en 2018. Le film est un montage d’archives vidéo que le jeune cinéaste a filmé pendant les trois brèves années de cette école, de sa création à sa destruction interne ; en passant par l’arrivée du Covid-19, et comment la pandémie a bouleversé les pratiques artistiques et poussé les artistes à repenser notre manière de consommer l'art.
La troupe se construit d’abord autour d’une volonté collective : il n’y a pas de hiérarchie, chacun (en comptant aussi Shia) joue, écrit et contribue aux exercices dans un esprit purement démocratique. Les premiers exercices sont expérimentaux : un.e acteur.ice propose une scène et un.e autre intervient pour ajouter une extension. Shia Labeouf pose ainsi les bases d’un principe très intelligent, pensé pour renforcer les liens entre les acteurs, au-delà du théâtre, d’un point de vue purement humain. Mais petit à petit, des failles apparaissent : le professeur peine à gérer les émotions, devient rapidement colérique, sujet à de brusques sautes d’humeur, et quitte littéralement les cours en plein milieu de séance.
Cette micro-société démocratique va donc finalement tomber dans le fascisme (comme l’évoque Shia Labeouf lui-même dans un foreshadowing lors de l’introduction du film). L’ego de l’acteur prend ainsi une place grandissante, dès lors qu’il décide de monter une pièce de théâtre sur un parking, en pleine pandémie du Covid-19. Il impose ses choix, rejette la faute sur ses acteurs, et exerce sur ces derniers une pression d’abord psychologique, puis totalement physique. Ce basculement fait émerger la métaphore d’une société fasciste livrée à un dictateur égocentrique et instable, prêt à rendre les coups sur le peuple qu’il avait pourtant réuni au départ.
Le film suit aussi le quotidien de plusieurs acteurs amateurs, et montre comment la pièce de Labeouf va s’immiscer profondément dans leur vie, allant jusqu’à les pousser à quitter leur travail. On a ainsi une pluralité de points de vue : ce n’est en aucun cas un documentaire centré sur Shia Labeouf, mais bien un portrait collectif de toute la troupe.
A titre personnel, Slauson Rec est mon choc du Festival de Cannes 2025. C’est un documentaire où le spectateur passe par un large éventail d’émotions : on rit des situations grotesques et absurdes qu’impose Shia, comme on peut basculer en quelques secondes à un sentiment d’instabilité et de malaise. Le film est une montagne russe émotionnelle, où l’on est pris de compassion pour tous ces acteurs amateurs confrontés aux sévices d’un professeur de théâtre tyrannique, qui use de son statut de célébrité comme pouvoir de manipulation et de domination.
Le film s'immisce ainsi dans l’essence profonde du mal, enfoui dans ce personnage paradoxal qu’est Shia Labeouf. L’expérience était donc d’autant plus impressionnante tant la présence physique de l’acteur dans la salle ajoute une dimension troublante au film. Il est peu fréquent que des images de fiction, même les plus gores, rendent compte d’affronts de violence aussi intenses. Le mal est présent dans la salle, et se mêle en plus de cela aux rires et moqueries des spectateurs, renforçant la tension ambiante. Au vu de ce que révèle le film, on craint à chaque instant que l’acteur se lève de son siège, et replonge dans une explosion de colère. La tension est aussi forte dans le film que dans la salle de cinéma, dont un bon quart de la salle est parti durant la projection.
Il est difficile d’écrire une critique à propos d’une œuvre aussi saisissante, tant l’expérience dans cette salle m’a touchée. Je ne suis pas certain que le film bénéficiera d’une exploitation dans les salles françaises ; et même si c'était le cas, elle serait limitée. Le genre d’expérience de cinéma qu’on ne vit qu’une fois dans sa vie. Toutefois, pour revenir sur un point de vue formel, Slauson Rec est un grand documentaire, qui met en lumière les dérives du monde de l’art, et montre comment un être humain peut se corrompre par son ego ; engendrant de ce fait des dégâts psychologiques à ceux qui, avant tout, voulaient se réunir pour produire, malgré leur amateurisme et leurs différences, une œuvre à la beauté éclatante. Mais cette œuvre n’a jamais pu voir le jour, et c’est finalement par le mal qu’elle renaît : elle donne naissance à un grand documentaire de cinéma.
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